Avoir une activité physique, à ton âge, c'est important. On l'entend partout, il faut rester un vieux actif, et pour ça quoi de mieux que la natation ? Alors en ce sympathique début d'après-midi, tu as pris le bus jusqu'au spa Boréal. C'est très éloigné de chez toi, dans les beaux quartiers, et c'est très joli. L'environnement te rappelle un peu la petite maison coquette où tu vivais avec ton mari. Où il habite peut-être encore avec ta remplaçante. Là aussi ça sentait bon le fric et l'hypocrisie. Tu n'aimes pas les quartiers pauvres, comme celui où tu vis, ou ceux où tu vas vendre ton herbe, mais tu aimes encore moins les quartiers riches, dont tu sais très bien qu'ils sont construits avec la sueur et les corps de ceux qui vivent dans les précédents.
Ton grand sac sur l'épaule, tu entres dans l'imposant bâtiment. Ton masque de gentille petite vieille bien en place, tu te diriges vers les caisses pour prendre une entrée pour la piscine. "Personne âgée", précises-tu timidement, en gloussant un petit peu, ce qui t'attire un sourire et un "Oh, je vais devoir vous demander votre pièce d'identité, vous ne faites pas plus de 30-35 ans". Tu ris doucement et minaude un peu, ainsi qu'il convient à une gentille vieille dame, et tu te diriges vers les vestiaires. Tu te trouves une cabine et te mets en maillot, avec un bonnet à grosses fleurs sur la tête, puis la douche, et te voilà au bord du bassin, ton sac toujours avec toi. Tu fais semblant de ne pas remarquer l'air dégoûté des clients et des maîtres-nageurs en découvrant ce que tu portes : un bikini très très court, dont le soutien-gorge imite deux coquillages qui seraient posés sur ta poitrine. Mais tu es en maillot, et plusieurs clientes un peu plus jeunes ont plus ou moins le même, donc il est trop délicat pour eux de venir te faire une réflexion. Alors tu passes à l'étape suivante, tu ouvres ton sac, et tu en ressors une immense queue de poisson prolongée d'une nageoire rigide. C'est un genre de monopalme qui enserre les jambes, et dont tu as vu la publicité un jour dans un magasin d'équipement sportif où tu étais allée acheter un arc et des flèches, bref, c'est une autre histoire...
En te voyant commencer à t'enfiler difficilement là-dedans, au bord du bassin, l'un des surveillants vient te voir, l'air soucieux.
- Pardon madame, excusez-moi.... Vous savez vous en servir ? Parce que c'est un peu spécial hein, ça demande un entraînement, vous risquez d'avoir du mal...
- Merci mon petit, vous êtes bien aimable, mais ne vous en faites pas pour moi, ça va aller.
Il te regarde un instant, puis décide de ne pas insister. Si la dame lui dit qu'elle sait ce qu'elle fait, c'est probablement vrai. Il va donc se rasseoir pendant que tu finis de te glisser les jambes dans ta queue de poisson. Effectivement, impossible de les remuer là-dedans, ça ne va pas être simple. Déjà qu'à la base tu ne sais pas nager, ça ne va pas t'aider. Tu finis d'attacher ton petit déguisement, et tu t'élances dans l'eau. Wow, c'est n'importe quoi ! Tu as la sensation de devoir nager ligotée, ce que tu es plus ou moins en fait. Tu te débats, tu essaies d'attraper l'eau pour te hisser à la surface, tu avales de grandes gorgées en tentant de respirer. Rapidement tu commences à couler. Tu te demandes l'espace d'une seconde si ce n'était pas une idée à la con, quand même. Et si personne ne t'avait vue couler ? Mourir ne t'effraie pas plus que ça, mais peut-être pas comme ça, pas maintenant. Heureusement tu perçois vite des cris assourdis, et quelque chose tombe brusquement dans l'eau, près de toi. Deux bras puissants te saisissent par la taille et te ramènent à la surface. Là on te tire hors de l'eau pour t'allonger au bord du bassin, et tu espères un instant avoir droit à une grosse galoche, depuis le temps que ça ne t'est pas arrivé, mais le maître-nageur s'aperçoit vite que tu es encore consciente, et te fait juste cracher un peu d'eau.
- MADAME ! Madame, tout va bien ?! Vous m'aviez dit que vous saviez nager avec ça !
- Mais non, j'ai dit que ça irait ! Je pensais que ce serait facile moi, j'avais envie d'être une sirène. C'est votre piscine qui ne doit pas être bonne, qu'est-ce que vous mettez comme eau là-dedans pour qu'on coule comme ça ?!
Tu retires ta queue de poisson et tu repars de la piscine en râlant fort, sur ces jeunes qui ne respectent plus rien, sur le respect qui se perd, etc. Tu ne prends même pas le temps de te rhabiller, tu repars vers le bus dans ton maillot de bain, ton sac sous le bras, en racontant à qui veut l'entendre que les maîtres-nageurs du spa ont bien failli te laisser mourir. Et à l'intérieur, tu te marres, tu te marres comme une sale gosse qui aurait étiré du film plastique transparent sur la cuvette des toilettes.
Quand même, c'est un peu dommage. Ç'aurait été sympa, un petit baiser.