Les explications de sa sœur ne la touchent pas vraiment. Elle sait déjà tout ça. Papa Faulkner et les enfants c’est une véritable histoire d’amour et Eadaoin le sait bien. Mais quand même, ça lui rappelle qu’elle ne fait pas d’étude, qu’elle ne travaille pas, qu’elle est inutile dans la société et donc qu’on peut penser qu’elle est corvéable. Peut-être même que ce n’est pas ce que le paternel s’est dit mais c’est comment elle le ressent. Et aucune logique ne peut vraiment changer ce que l’on ressent. Elle prend la glace. Straciatella c’est bien évidemment sa préférée. Sorcha la connait bien. Et le fait qu’elle grommelle montre qu’elle aussi n’est pas ravie de la situation. Raison de plus pour pester à voix haute. Elle prend une cuillère, hochant vigoureusement la tête au discours de sa moitié.

« On est d’accord. C’est pas s’occuper d’Elain le problème. Elle est choute, on va bien s’amuser. C’est le principe. On n’est plus des gamines. On n’a plus seize ans et besoin d’argent de poche ou je ne sais quoi. » Elle haussa les épaules. « Non mais on va le faire. Je râle parce que vraiment faut qu’ils apprennent à s’organiser. On devrait prendre un lit tiroir tu sais, le matelas gonflable ce n’est vraiment pas confortable et elle n’est plus si légère, la petite. Et j’achèterai moi-même le nécessaire à piscine, pour quand elle reviendra ce sera utile. Si on doit compter sur eux, on risque d’être déçues. Je vais aussi passer au magasin prendre des céréales bio en vrac pour les petits déjeuners et j’ai une recette de pâte à tartiner maison à tester. »

Elle s’assit sur le canapé, en tailleurs et continua à faire un sort à sa glace, ses yeux posés sur sa sœur pour deviner sous la couche de glace ce qu’elle pouvait bien vouloir. Comment elle pouvait l’aider. Les copines qui aiment pouponner, oui ça peut être marrant. Et ça attire les garçons même s’il est évident que même les meilleurs sont assez nazes. Parce qu’Ezra et Papa sont habituellement dans le haut du panier.

« Tu te charges de répondre ou je le fais ? On va accepter. Par contre, je te préviens, je vais sur amazon ce soir, et je leur envoie à chacun l’agenda le plus moche du monde pour leur apprendre à anticiper. Puisque j’y suis, je prends un vélo pour la petite ? »

Au fond, elle est contente d’avoir un peu de compagnie pour rompre la monotonie de ses journées et peut-être même que le Faucon l’a vu venir avec ses yeux perçants. Pfff il est chiant, ça l’énerve de se dire qu’il a raison et qu’elle était un poids. Il fallait vraiment qu’elle trouve ce qu’elle voulait faire de sa vie.

« Tu crois que je devrais passer un CAP pâtisserie ou une connerie du genre ? Mes copines disent que mes cookies sont presque pro et le fait maison healthy machin est à la mode. Surtout si je vais en France pour donner un cachet exotique à ma pratique. J’ai pas vraiment l’impression que c’est un vrai métier quoi. Il faudrait que je me lance sur insta, et que je prenne des cours de gestion de marque et de communication si je veux percer. Je ne sais pas. »

Elle ne sait pas. C’est bien son problème.

Ea rit à l'imitation de sa soeur, comme d'habitude et même pas juste parce que c'est sa soeur. Elle la trouve drôle. C'est vraiment ça en plus. Or la bibliothèque c'est leur endroit à elles. Là où elles se retrouvent ensemble Accepter Elain dans leur microcosme c'est une chose mais le frère du fils de la femme du Cousin Machin, c'est pas négociable. Elles en avaient déjà parlé quand elles avaient cherché l'appart. Pas de chambre d'amis parce ue les vrais amis dorment par terre alors que la famille, elle, veut du confort. Elle soupire, toujours amusée, laissant sa soeur diriger les choses comme elle l'entend. Elle connait Sorcha. Ca ne sert à rien de tenter de la contredire à moins qu'il ne soit flagrant qu'elle ait tort. Sorcha organise les choses à sa sauce. C'est souvent très bien fait.

"La location de vélo c'est ce qui me parait le mieux. Les patins c'est chiant parce que t'as pas accès aux pistes, tu dois être soit sur la route, ce qui est dangereux, soit sur le trottoir, ce qui est dangereux aussi. Et évidemment les protections."

N'empêche, sa soeur fait vraiment une fixette sur Asa. A se demander pourquoi elle lui en veut tellement. Même s'il est con, chiant et ennuyeux, il n'est pas le seul dans la famille élargie et pourtant c'est lui qui se prend la plupart des skuds.

"C'est pour ça que les baskets c'est cool aussi. Les trainers si tu veux, ça fait plus in. Mais t'en fait pas, je gère la partie vélo, tu gères la partie shopping."

Enfin lui...et elle, clairement. Sa soeur est de vraiment mauvais poil aujourd'hui. Et en plus elle a raison.

"Ouais, c'est ce que je me disais aussi mais va bien falloir que je trouve à quoi je suis douée tu sais. Toi c'est facile, tu as toujours reconnu ta voix. Maman écrit comme elle respire et papa adore la mixologie quoi qu'il en dise. Moi je sais même pas si je veux un truc intellectuel ou manuel. Je sais par contre que me faire crier dessus par des mâles en mal de reconnaissance, ça va vite me gonfler, mais que faire bosser les algorythmes et travailler mes angles de vue pour séduire mes interlocuteurs plutôt que les appâter avec la bouffe c'esrt pas mon truc. J'suis pas assez canon pour être influenceuse. Dans le genre milieu malsain ça se pose là. Pis faudrait faire un partenariat avec un VPN et pffff. Le tien est meilleur que ceux qu'on tente de nous vendre !"

Soupire.

Il n'était pas compliqué de deviner sa réponse et Eadaoin ne fut pas déçue. Plus encore qu'Asa, Sorcha méprisait leur mère et faisait tout ce qu'elle pouvait pour être le plus possible à l'opposée d'elle. Elle s'habillait de luxe tandis que Jaël préférait le coocooning au mépris de son image, elle était dans l'informatique carthésien quand maman était dans l'imaginaire...enfin un imaginaire qualibré, évidemment, bref, c'est malgré tout un de ses points de repères.

Ce qu'il ne faut absolument jamais lui dire, évidemment, à moins de vouloir à tout prix la blesser. Jamais la jeune femme ne ferait subir cette douleur à sa moitié d'âme. Même si, de son côté, elle n'accorde pas autant d'attention à leur génitrice. Elle fait ce qu'elle veut, Eadaoin, et tant pis si sa mère fait pareil, et tant pis si sa soeur l'a déjà fait, elle suit le vent. Et le vent à dit que les basket c'est quand même bien plus confort que les louboutins et moins laid qu'il y a dix ans.

De toute façon ce n'est pas le véritable problème. Le problème, comme toujours, c'est elle. Elle aime beaucoup de choses de façon superficielle mais ne s'attache que peu aux projets à long termes. Toutes ses études se sont arrêtées par manque d'intérêt et même les cookies ne semblent pas être une voix prometteuse. Certes, elle entend ce que lui dit sa soeur. Elle le comprend.

"Je sais que je pourrais très bien ne jamais travailler. J'ai cette chance. Seulement, c'est pas ce que je veux pour moi. Je m'en voudrai de rester toute ma vie à faire la fête et à ne pas penser à l'avenir. J'ai besoin de me sentir utile à quelque chose tu vois. D'avoir un but. J'aime bien l'alto, seulement en solo et en musique irlandaise. J'aime la psycho et la sociologie parce que j'aime comprendre les gens mais je trouve qu'il y a beaucoup de croyances dans ces matières et le dogmatisme ne passe vraiment pas. J'aime cuisiner mais je n'accepterai jamais de recevoir des ordres et de me faire aux horaires d'une cuisine. Je dessine moyennement, je ne suis pas... je ne sais pas. Vous tous, toi mais aussi les copines et les enfants des amis et les cousins, vous trouvez votre voix petit à petit. Celles qui ne trouvent pas de travail trouvent une âme soeur. Tu savais que Catherine était enceinte ? C'est allé tellement vite."

Ca l'avait un peu surprise, cette annonce sur Facebook. Elles avaient connu Catherine lors de leurs premières semaines à Toronto. C'était une enfant. Elles aussi l'étaient. Mais tout s'était accéléré quand sa chanson d'âme s'était révélée. Eadaoin l'enviait tout en craignant que ça lui arrive à elle, de se sentir coincée avec quelqu'un qu'elle n'aurait pas véritablement choisi.

"Tu vois, je suis comme mon animal. Une cervelle d'oiseau, même pas d'ailes pour voler et aucun talent particulier à part celui de courir dans tous les sens. Comme quoi, finalement, c'est pas si mal tombé..."

Elle tenta de sourire.

Sorcha en perd sa superbe et ose un geste aussi extravagant que de taper dans ses mains, c'est donc qu'elle est aussi contente. Bien. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète. Oui, Ea a eu un coup de mou. C'est difficile de savoir qu'on est la seule à ne pas avoir d'avenir tracé, pas avoir de certitude. Sorcha savait dès son adolescence dans quoi elle allait passer sa vie. Elle a plusieurs dons très visible et elle a choisi celui dans lequel elle voulait se professionnaliser. Comme leur mère a toujours su qu'elle voulait devenir autrice, quel qu'en soit le prix. L'autruche, elle, est moins déterminée. Elle zigzague dans le désert au gré des brises. C'est tellement nul d'être une autruche !

Mais au moins c'est passé. Poutine et Experts ce sera très bien et la série nulle dont parle Sorcha a l'air excellente. Dans sa nullité entendons. Si binger une bonne série est sympa, partager un navet est beaucoup plus intéractif. Surtout si...

"Quand tu dis doublé, tu veux dire en Français de France ? Avec leurs mots mangés, leurs anglicismes partout et leurs expressions incompréhensibles ? C'est encore mieux. Surtout que j'ai l'impression qu'ils ont genre 5 acteurs de doublage en tout et pour tout dans tout le pays."

Elle a l'air tellement contente, Sorcha, que ça déteint un peu sur elle. Elle aime quand son double d'âme se détend assez pour aller jusqu'à rire et oublier qu'elle doit paraitre avant d'être. C'est tellement un diamant, sa soeur. Un coeur brillant mais très très difficile à percer.

"Après tu sais pas sur que la génération veuille faire un truc potable. A tous les coups ils risquent de copier la recette pour faire avant tout un truc vendable. Et ça l'est puisque ça a été produit. Whedon me manque parfois. Faudra qu'on se fasse un week-end Buffy-Firefly. Voire une semaine."

Ou...Lord of the Ring dans la cabine du lac avec une campagne de donjon ou chtulhu ça pouvait passer aussi. D'un coup, Ea sauta dans les bras de sa soeur et la serra de toutes ses forces.

"Tu es Méveyeuz tu sais." fit-elle en utilisant à dessain la mauvaise prononciation de leur enfance. "Je veux tellement faire ça, tout un week end ensemble a oublier le monde ça me dit grave. Et pour la boîte... "

Elle réfléchit.

"On m'a parlé d'un truc un peu hybride, un bar qui venait d'ouvrir et avait des prétentions de discothèque. Je ne sais pas ce que ça vaut pour la fréquentation et la musique mais au moins on serait certaines de l'alcool. Après faut pas leur en vouloir, ils vont pas gâcher du bon alcool sur des adulescents sans palais qui veulent juste se bourrer la gueule vite et bien tu sais. Autant vendre très cher du mauvais acheté au rabais et faire sa marge. C'est logique."

Elle n'avait aucune illusion sur ce monde là. Une illusion de richesse et de luxe bien loin de ce qu'était réellement le monde de la haute. Qu'ils s'aveuglent de diamants de synthèse, elle, elle avait la vraie seule belle chose au monde, sa soeur.

"Comment vas-tu t'habiller ?" fit-elle alors, vraiment intéressée par la question. Le grand jeu des jumelles était souvent de réussir à s'assortir alors qu'elles n'avaient mais pas du tout le même style !

Elle éclata de rire. L'image des français tous identiques à l'image du clip de Pink Floyd était risible. Surtout que les critères des parents, elle les connaissait.

"Alors je voudrais qu'il soit râleur, qu'il se mette en grève tous les trois jours, qu'il soit incapable d'apprendre l'anglais et capable de payer 100 balles pour un café dans les pots d'échappements !"

Quoi, c'était pas ça les français ?! Si elle ne jugeait jamais les vrais gens à leur origine, leur milieu social ou leurs diplômes, elle adorait patauger dans les stéréotypes nauséabonds des idées reçues diverses. Toute déprime définitivement oubliée, les yeux brillants de bonne humeur, elle tourna sur elle même avant de s'arrêter comme frappée par la foudre d'une idée.

"Dit jamais ça à grand-père par contre, il te prendrait au sérieux !"

Pauvre grand-père et sa paranoïa traumatique. C'était méchant de se moquer de lui, elle le savait. Elle l'aimait au fond, tout au fond de son bunker menacé par le troupeau de moutons du voisin.

"En vrai on pourrait aller en France oui. C'est sympa même si franchement, le cinéma français c'est pas mon genre préféré. Après si tu veux du suédois sous titré allemand, je connais des endroits à Montreal même hein. Mais pour la culture c'est vrai qu'il faudrait, un jour. Cet été ? Plus que ton Gérard machin, y a un super festival de théatre à Avignon je crois."

Des projets, encore plus de projets, plein de projets qui ne verraient pas tous le jour, c'était certain. Peu importait; elle était contente de voir que sa soeur semblait avoir envie de passer du temps avec elle, au point de concevoir s'éloigner de son bien aimé code.

Sorcha n'était pas aussi sociable qu'elle, de loin. Et Eadaoin le savait.

"Y a des choses qu'on pourrait faire pour toi aussi ? Que tout ne soit pas centré sur ma petite personne. Tu sais que j'irais mieux dans un mois de mon côté hein. Je déprime jamais très longtemps."

A nouveau, elle rit. Le bar à jeux discothèque, c'est bien mais nan, elle n'y croit pas.

"Laisse tomber. Les joueurs sont des geeks, ça ne marchera jamais. Y aura dichotomie direct entre les deux coeurs de cible et aucun ne se mêlera à l'autre. Zéro chance. A moins d'ouvrir les jeux l'aprem et la discothèque le soir pour rentabiliser au max le local mais c'est pas ton idée je le sais. A la rigueur, un bar à jeux karaoke, ça, oui ça peut le faire. Et laisser la place pour ceux qui veulent danser sur les chansons moches mais même ça, il faudrait faire une étude de marché."

Et tout importer du japon parce que pour le coup, plus que des geek, ce seraient les otakus le coeur de cible. Non, elle n'est pas très chaude pour le projet. Autant faire ça à la maison avec des potes. Ce qui est toujours cool même si pas pratique pour faire de nouvelles rencontres. Emphase sur nouvelles. Entre temps, elles sont parties sur les chiffons. Eadaoin grimace un peu. Du noir ça va à Sorcha. Pas elle. Même si ses pièces sont magnifiques, c'est le genre qu'on a peur d'effleurer. Elle penche la tête.

"Mets la chinoise, j'ai un haut japonisant rouge bordeau avec des sakura rose clair, je vais mettre ça avec une jupe un peu bohème en lin grège. Je vais chopper un chignon vite fait qui se défera avec la danse, ptet que ça attirera ces messieurs. Tu veux un bun très serré toi ? J'ai refait le plein d'épingles récemment et j'ai vu un tuto, on peut tenter..."