J'avais bien du mal à avancer dans ces tuyaux, ils n'avaient manifestement pas du tout été conçus pour moi. La maman à côté semblait aussi éprouver les mêmes difficultés, et en plus nos enfants qui s'enfuyaient en riant... Heureusement, à travers les parois transparentes, il était facile de suivre leur déplacement. Mais nous les avions un peu trop sous-estimés. Se sentant sur le point d'être capturée, Elina haussa la voix à l'intention des deux autres.

- Faut qu'on se sépare ! Ils pourront pas nous attraper tous en même temps !

Ce qui était vrai. En un rien de temps, chaque enfant partit dans un coin différent. Et leur vitesse de progression restait supérieure à la nôtre, pas la peine d'espérer les rattraper en se contentant de les suivre. À mon tour je proposai une stratégie à ma partenaire.

- Il faut qu'on se concentre sur un à la fois ! On essaye d'attraper Bào, c'est le plus petit. Après vous pourrez le garder captif en bas pendant que je rabats les autres vers vous !

En m'entendant, Bào poussa un petit cri d'excitation et partit se réfugier vers un recoin. Mais la maman d'Eliott arrivait par l'autre issue, aussi il resta sur place à trépigner en hurlant de rire. Je savais bien qu'il souhaitait avant tout être attrapé. Je pris mon fils dans mes bras pour lui chatouiller les côtes jusqu'à ce qu'il m'implore d'arrêter.

- T'as gagné ! me dit-il comme s'il me félicitait.
- Bon, maintenant tu descends avec la dame et tu m'attends ? On attrape ta sœur et Eliott et on pourra aller manger.
- Oui !

Il se rendit joyeusement vers la femme et la suivit sans protester, le sourire aux lèvres. Bon, un de capturé. Il en restait deux. La difficulté allait être de les pousser vers la sortie. Leurs chemins avaient fini par se recroiser, et ils essayaient à présent de s'échapper ensemble, ce qui ralentissait leur déplacement. Heureusement, je connaissais assez Elina pour savoir qu'elle respectait scrupuleusement certaines règles. Les contournant, je les fis se diriger vers la pièce du toboggan. Seulement ils se trouvaient alors au bas du toboggan, et j'arrivais depuis la seule issue. Eliott commença à remonter le long de la pente, mais Elina resta sur place.

- Qu'est-ce que tu fais ? lança-t-il. Viens, il arrive !
- Je peux pas ! répondit-elle paniquée. Y a pas le droit de remonter un toboggan !
- Attention, derrière toi !

Son hésitation lui fut fatale. Surgissant du tuyau, je l'enserrai au niveau de la taille pour commencer à lui mordiller le cou. Elle se débattait en hoquetant de rire.

- Arrête ! Arrête ! T'as gagné ! supplia-t-elle.
- Tu vas manger ? demandais-je en continuant à la chatouiller.
- Oui !
- Promis ?
- Promis !
- Promis papa d'amour que j'aime ?
- Promis papa d'amour que j'aime !
- Bon. File.

Tandis que je la lâchais, elle repartait vers la sortie en finissant de rire. Elle rejoignit la maman d'Eliott avec un grand sourire et commença à lui parler. Je dirigeais alors mon regard vers le dernier.

- Il n'y a plus que toi ! Abandonne !

Sans me répondre, il s'enfuit en gloussant. Alors que je me rapprochais de lui, il finit par arriver dans une pièce qui n'avait que deux issues : celle par laquelle j'arrivais, et celle qui menait en bas, à la sortie, où sa mère l'attendait. J'avançais doucement dans le tuyau, comme un lion qui prend le temps d'arriver sur sa proie.

- Hahaha ! Cette fois-ci c'est fini ! Je vais t'attraper et je.... HÉ !

J'avais un peu trop abusé de ma présence dans le tuyau pour enfants, et peut-être aussi un peu sur la nourriture en général. Le plastique céda, et le tuyau s'effondra au sol, avec moi toujours dedans, coincé par-dessus un autre tuyau et bloqué par les parois des pièces contigües. J'étais totalement pris au piège.

- Euh.... Pardon madame, je pense qu'il faudrait aller chercher un employé, si ça ne vous dérange pas.

Ah il était beau le papa tiens.

La jeune femme partit en courant chercher de l'aide, tandis que son fils restait à côté de moi. Il semblait un peu fasciné, tandis que je voyais les deux miens bien rire de ma mésaventure.

- Tu t'appelles comment ? me demanda-t-il.
- Marc, lui répondis-je. Toi c'est Eliott, c'est ça ?
- Oui, confirma-t-il.
- Et mes enfants, ce sont Elina et Bào.
- Je sais ! me dit-il du ton un peu agacé de celui qui a très bien compris depuis longtemps et n'aime pas qu'on lui explique comme s'il était idiot. Ils me l'ont dit tout à l'heure.

Il hésita un peu avant de me demander :

- Pourquoi ils te ressemblent pas du tout ?

J'avais décidé depuis toujours de jouer à fond la carte de l'honnêteté sur ce sujet. Être adopté n'était pas un défaut, il n'y avait pas lieu de le cacher.

- Parce que ce sont mes enfants adoptifs, je ne suis pas leur père biologique. Tu comprends ?

Il hocha la tête, et me dit :

- Maman elle m’élève toute seule, j’ai pas de papa.
- Eliott !

Sa mère venait tout juste de revenir, accompagnée de deux employés du restaurant. Deux employés fort mécontents.

- Mais ça va pas non ?! me cria l'un d'eux. Qu'est-ce que vous faites là-dedans ?! C'est pour les enfants, vous êtes un enfant ?!
- Je voulais juste aller rechercher mes gosses là-dedans....
- Vos QUOI ?!

Celui qui venait de crier avait l'air un peu horrifié, mais son collègue lui glissa : "Il est Français je pense", et l'autre se calma rapidement.

- Ah, oui, vos enfants. Bon, bougez pas, faut vous faire sortir.
- Pas de problème, je reste ici.

De toute façon je ne me voyais pas vraiment traverser les parois et aller m'assoir tranquillement pour manger. Ils discutèrent un instant puis décidèrent que la seule façon de me libérer, c'était encore de découper l'une des parois transparentes. L'un d'eux partit donc en quête d'un outil adapté, tandis que l'autre restait pour réfléchir à une solution moins extrême. Faute d'avoir trouvé à temps, l'autre revint avec une meuleuse au bout de quelques minutes, et ils commencèrent le travail dans un nuage de poussière. J'étais rassuré que mes enfants se trouvent avec la jeune femme, je craignais que tout ce bruit ne leur fasse peur, mais ils semblaient calmes, même si je pouvais voir clairement à leur visage qu'ils étaient inquiets. Finalement, je pus passer dans la pièce maintenant ouverte, et ressortir à quatre pattes par les derniers tuyaux.

- OUF ! soufflais-je en m'extayant de la structure labyrinthique. J'ai bien cru que ce serait compliqué ! Merci de les avoir gardés.
- Ça va papa ? s'inquiéta ma grande.
- Mais oui ça va ! la rassurais-je en lui caressant la tête. Vous avez été gentils avec la dame ?
- Oui ! m'assurèrent-ils à l'unisson.

Je me tournai vers elle pour la remercier. Elle était vraiment très jolie, et je m'étonnais qu'une telle femme n'ait pas déjà trouvé un nouveau père pour son gamin, surtout qu'il était franchement gentil.

- Merci beaucoup, lui dis-je. Pardon, je m'appelle Marc.

Je réalisai qu'il allait être difficile de reprendre chacun le cours de sa vie et d'aller s'assoir à nos tables respectives comme si rien ne s'était passé. Un peu gêné, je proposai :

- Vous voulez vous joindre à nous pour le repas ? Ce serait un plaisir.
- Oh oui, oh oui ! trépignaient les enfants.

Je trouvais la situation plaisante. Une rencontre fortuite qui pouvait bouleverser une vie, j'avais toujours trouvé ça amusant.

Tandis que les enfants commençaient à s'assoir en discutant bruyamment, j'entamai une discussion avec Loviisa tout en tâchant de répartir la nourriture entre mes deux bestioles.

- Alors..... le cheeseburger c'est pour Elina.... Moi j'ai pris une salade, j'essaie de manger de façon équilibrée... OH BAH ZUT ! Ils m'ont mis un gros hamburger à la place ! Bon, bah tant pis hein ? On va pas gaspiller.

Pas question d'admettre que j'avais prévu de me gaver. Si je pouvais essayer de passer pour quelqu'un qui prend soin de lui, c'était bon à prendre.

- Mais non papa, t'avais pris un Big...
- LALALA TIENS ELINA, PRENDS TON CHEESE ET MANGE SANS PARLER, MERCI ! Alors pour Bào c'était un croque.... AÏE ! C'était mon doigt ça Bào ! Prends ton sandwich, sauvage va. Et vous Loviisa ? Vous avez pris quoi ?

Je continuais la répartition des boissons, accompagnements et serviettes distraitement tout en l'écoutant. J'aimais beaucoup le ton doux de sa voix.

- Papa, pourquoi tu mets notre ketchup sur nos serviettes ?
- Hein ? Oh ! Pardon Elina, je pensais à quelque chose.
- Bah non, tu regardais la maman d'Eliott.
- Mangez bien et vous pourrez prendre les jouets après ! Allez !
- On pourra les emmener dans le jeu ?

je jetai un petit coup d'œil en direction de l'aire de jeux qui avait été ma prison. Un employé était en train d'en condamner l'accès avec un ruban, tandis qu'un autre nettoyait la poussière et les morceaux de plastique qui étaient tombés par terre pendant mon extraction.

- Ça.... risque d'être un peu difficile, je ne crois pas que vous pourrez y retourner.
- Pff, c'est pas juste, dit Elina en faisant sa tête de boudeuse.
- Pas juste ! renchérit son frère en l'imitant.
- Pour une fois qu'on pouvait jouer avec un autre enfant.
- Oui bah je suis désolé mais c'est comme ça. Bon, vous mangez oui ?

Après un court silence, vraiment bien trop court, Elina reprit la parole, sur ce petit ton mystérieux de celle qui a eu une idée.

- Ou alors... commença-t-elle doucement.
- Quoi, qu'est-ce qu'il y a encore ?
- Ou alors on peut prendre tout dans un sac et inviter Eliott et sa maman à venir manger à la maison ! Dis oui s'teu plé s'teu plé s'teu plé !
- S'teu plé ! ajouta Bào à l'argumentation.

Je poussai un petit soupir de résignation. De toute façon ils n'abandonneraient pas, et j'avais envie de rire quand je voyais leurs petites mains jointes devant leurs petites mines suppliantes. Et puis l'idée ne me déplaisait pas vraiment, il fallait bien l'admettre. Je me tournai vers Loviisa.

- Est-ce que vous accepteriez que je vous invite à manger à la maison tous les deux ? Pour vous remercier de me les avoir gardés pendant qu'on me libérait à la meuleuse. Ça me ferait plaisir.

Tout de même, je me laissais un peu trop faire par ces gamins. Je n'avais même pas eu le temps de manger un morceau de mon sandwich.

J'eus un petit sourire lorsque Loviisa accepta mon offre.

- J'habite au Pinewoodroad 28. Vous trouverez facilement, c'est une petite maison avec...

Je m'interrompis juste avant de dire "avec un jardin en bazar". Peut-être était-elle de ce genre de femme qui aimait que ce soit bien rangé ? Il faudrait que je me dépêche de rentrer avant qu'elle n'arrive pour attraper tout ce qui pouvait traîner, et le balancer dans un coin discret.

- ...avec un jardin. Je vais vous donner mon numéro de téléphone, si jamais vous vous perdez.

Je sortis un papier quelconque de ma poche pour griffonner rapidement mon numéro dessus et le lui tendre.

- Et voilà ! Alors.... à tout de suite ?

Les enfants et moi sommes vite revenus vers la voiture, direction la maison. Les enfants étaient intenables à l'arrière, et je dois bien dire que j'étais un peu fébrile aussi. Pied au plancher pour arriver à temps pour ranger un peu, je vis un flash aveuglant sur le bord de la route.

- Et meee......rveilles du monde. Zut.

Mais je n'avais pas grillé les limitations de vitesse pour rien. J'étais arrivé avec plusieurs minutes d'avance, ce qui me permit de m'organiser efficacement.

- Elina, tu files à l'intérieur mettre la table ! Bào, tu vas ranger tout le salon ! Moi je m'occupe du jardin ! Allez vite vite vite, on n'a pas beaucoup de temps !

Les enfants ne savaient pas ce qui pressait à ce point, mais l'aspect "mission" leur plaisait énormément. Ils se ruèrent à l'intérieur en quatrième vitesse, tandis que je me précipitais sur la pelouse. Pas le temps de réfléchir, je pris tout ce que je pouvais dans mes bras : la vache gonflable, la corde à sauter, le frisbee, le poulet en caoutchouc avec une poulie au milieu, la boîte à meuh qu'on avait modifiée pour qu'elle fasse le rire de Christophe Lambert quand on la retourne... En entendant un moteur arriver, je fus pris de panique. Où déposer tout ça ? Vite, vite, pas le temps ! Tant pis ! Dans un mouvement instinctif, je balançai tout par-dessus la clôture, dans le jardin de mon voisin. De toute façon il n'était pas là en ce moment. Je revins vers la voiture juste à temps pour voir Loviisa se garer.

- Ah bah ! Je viens tout juste d'arriver, je n'ai même pas encore sorti le sac de la voiture ! Vous avez fait vite !

Je pris le sac de nourriture et ouvrit la porte d'entrée, puis je me reculai pour inviter Loviisa et Eliott à entrer.

- Je vous en prie.

Ce n'est qu'après être entré derrière eux et avoir refermé la porte que je vis qu'Elina n'avait pas mis la table, Bào n'avait rien rangé du tout, ils étaient tous les deux en pleine bataille de coussins du canapé. Mais c'est pas vrai.....

Heureusement Loviisa n'était pas ce genre de personne à être rebutée par une pièce mal rangée. Tant mieux. Je devais bien admettre que même si elle me plaisait beaucoup, je ne me serais pas vu avec une personne qui a besoin que tout soit toujours impeccablement rangé, que les enfants ne salissent rien, le genre de personne à mettre un chien dehors toute la journée parce qu'il laisse des poils partout.

- Mettez tout ça ici ! dis-je en désignant le portemanteau. Merci, c'est gentil, repris-je quand elle complimenta la maison.

J'essayais de ne pas être trop à cheval sur le rangement. Du moment que c'était correct, je n'en demandais pas plus. Il était important pour moi qu'en grandissant, Elina et Bào se souviennent "on s'amusait bien à la maison", et non pas quelque chose comme "on devait manger au-dessus de la poubelle pour ne pas laisser de miettes par terre". Constatant que les enfants s'amusaient bien et qu'ils seraient probablement très agités à table, j'eus une idée. Je me tournai vers Loviisa pour lui demander :

- Voudriez-vous qu'on laisse les enfants manger devant la télé pendant que nous serons à table, un peu plus loin ? On serait peut-être un peu plus au calme.

Je jettai un coup d'œil aux enfants. Ils semblaient déchaînés, et si je voulais préserver un peu mon mobilier, il était temps de rediriger leur énergie vers autre chose.

- Les enfants ? Elina, Bào ? Rangez un peu les jouets qui traînent et allez vous mettre en pyjama. Si vous faites vite, vous pourrez manger tous les trois devant la télé.

Après un petit glapissement d'étonnement, tous deux se ruèrent en quatrième vitesse sur les jouets et les remirent dans leur bac en moins de 10 secondes. L'efficacité dont les enfants pouvaient faire preuver une fois bien motivés ne cessait jamais de me surprendre. Ils montèrent alors l'escalier quatre à quatre, et redescendirent dans les deux minutes, tous deux en pyjama. Je me doutais qu'ils avaient dû balancer leurs vêtement à travers leurs chambres, mais pour le moment ce n'était pas le problème. Ils vinrent se planter devant moi avec ce grand sourire qui signifiait, je le savais à force, "s'il te plaîîîîîîîîîîîîîîîît !". Je ris un peu avant de leur répondre.

- OK, très bien. Asseyez-vous tous les trois, on vous apporte des plateaux. Les enfants, vous laissez Eliott choisir ce que vous regardez, d'accord ?

Sans faire de difficultés, ils s'installèrent dans le canapé et allumèrent la télé, tandis que je retournai en cuisine aux côtés de Loviisa pour fouiller les sacs de nourriture.

- Je sais que c'est un peu précipité de vous inviter à la maison alors qu'on se connaît depuis tout à l'heure seulement, mais je suis ravi que vous soyiez là tous les deux, lui dis-je avec un sourire.

Je regardais les enfants qui s'installaient devant la télévision dans un silence absolu tandis que leur dessin animé commençait. Cette image me fit sourire, j'aimais beaucoup ce genre de moment. L'envie d'aller les attraper pour leur faire un bisou était forte, mais celle d'être un peu tranquille avec Loviisa l'était plus encore.

- Eliott est vraiment très gentil, lui dis-je. Et curieux ! Vous ne devez pas vous ennuyer avec lui.

Je haussai un peu les sourcils à sa question. Apparemment elle se méprenait sur le genre d'homme que j'étais.

- Je suis père célibataire. J'étais avec quelqu'un autrefois, mais juste après l'adoption de Bào elle a préféré partir. Je ne lui en ai pas voulu, c'était une situation un peu difficile, et j'avais ma responsabilité. Elina l'a un peu connue, mais j'évite d'aborder le sujet avec elle, j'ai peur qu'elle se sente coupable alors qu'elle n'y est pour rien.

Je ris un petit peu en déballant mon sandwich.

- Je ne me serais pas permis de vous inviter tous les deux à la maison sinon, ç'aurait été super malaisant. Vous imaginez un peu ? "Chéri, j'ai ramené une autre femme et son fils pour le dîner !". Non, ne vous en faites pas, je ne suis pas comme ça.

Tout en installant ma table - j'avais mes maniaqueries : je déballais tout, puis j'installais un coin pour la boisson, un endroit pour le sandwich, un pour les accompagnements, un pour les sauces, etc. - je repris la parole.

- Alors du coup, j'aimerais bien vous connaître mieux si vous voulez bien. Moi je m'appelle Marc Hazan, je suis français d'origine, et je suis auteur de livres pour enfants. Et vous ?