Entrée par effraction

J'étais en train de passer le balai au club, pendant que j'avais la tête ailleurs. Je réfléchissais à pas mal de trucs, à commencer par le fait que les finances allaient moyen. Pas assez d'inscriptions au club pour le moment, je pouvais à peine payer le loyer, et encore, ça allait qu'il n'était pas très élevé. Quant à manger, ça commençait à devenir vraiment difficile, j'en étais à faire des demi-repas pour en garder un peu pour le lendemain. Fallait trouver un truc pour attirer du monde, mais quoi ? Avec ma gueule, on me faisait pas confiance comme ça. Heureusement, ceux qui osaient tenter le coup restaient, la plupart du temps. Je m'appliquais pour que l'endroit leur plaise : bien décoré, bien équipé, j'étais toujours prêt à les aider, et en plus j'étais pas très cher. Y avait pas mal de gosses dans le quartier pour qui c'était important, ça.

J'ai pensé à Jake. Au début il venait comme ça, pour se défouler, et pis il a pris l'habitude, il est resté. C'est devenu un des gars les plus fidèles du club, à l'entraînement au moins une fois par semaine. J'aimais bien Jake, un brave gars, pas fouteur de merde, malin, il me cherchait pas d'emmerdes, au contraire il était super sympa. C'était toujours agréable de le voir passer la porte d'entrée en faisant un peu le mariole.

Maintenant que j'y pensais, ça faisait un moment que j'avais pas vu sa trogne. Ça remontait à quand la dernière fois ? 3 semaines, facile ? Ça commençait à faire beaucoup comme absence. Ça m'inquiétait un peu, j'espérais qu'il ne lui soit rien arrivé de grave. Il avait l'air du genre à se foutre facilement dans la merde.

J'ai jeté un œil à l'horloge au mur de la salle. 4h30. Les premiers allaient commencer à rappliquer d'ici 1h30 environ. Le club était plutôt en bon état, ce qui restait pouvait largement attendre l'après-midi. J'avais donc 1h30 tranquille devant moi. J'ai fait un tour dans le bureau pour consulter les fiches des abonnés. J'ai trouvé Jake rapidement, c'pas comme si y avait des centaines de fiches à fouiller. Il habitait très près d'ici, à peine 10 minutes à pied en marchant bien. J'ai enfilé mon sweat à capuche pour pas choper froid, et je suis sorti direct.

Dans la rue, j'ai pas croisé grand-monde, et les rares que je voyais faisaient une drôle de gueule en me voyant. Faut dire qu'avec ma tronche de criminel, ma capuche sur la tête, et mon pas rapide avec les poings serrés dans les poches, j'avais tout du gars qu'on évite de croiser la nuit. D't'façons j'en avais plus ou moins rien à foutre, avec le temps j'avais appris à faire abstraction. Si j'avais dû me formaliser à chaque fois que ma gueule ne revenait pas à quelqu'un..... Je suis rapidement arrivé devant le 100 rue Egrets, un vieil immeuble pourrave, comme tous les immeubles ici. Je me suis demandé comment j'allais passer les portes d'entrée, mais en fait elles fermaient même plus. J'ai regardé sur les boîtes aux lettres pour trouver son nom, et puis je suis allé au premier étage. Arrivé devant la porte, j'ai frappé un bon coup, pour être sûr qu'il m'entende. Mais rien du tout, ça bougeait pas. J'ai attendu un peu, et puis j'ai recommencé, plus fort. Toujours rien. Je commençais à avoir les jetons. Alors j'ai commencé à cogner à répétition en gueulant.

- JAKE ! JAKE !

Putain, j'espérais qu'il lui était rien arrivé ! On savait jamais, avec tous ces détraqués qui traînent. Et puis si ça se trouvait, il était suicidaire... À force de m'entendre cogner en gueulant, des voisins de palier sont sortis de chez eux.

- HÉ OH ! C'EST PAS BIENTÔT FINI VOTRE...

Le regard du mec est monté vers moi. C'était un petit bonhomme, pas loin de 75 ans, bedonnant, chauve, en robe de chambre. Il a commencé à bafouiller un peu.

- Euh.... Vous avez besoin d'aide, vous cherchez quelque chose ?
- Le mec qui habite là, j'ai dit avec ma grosse voix, vous le connaissez ? Il répond pas !
- Ah ! Euh.... Oui, oui, je le connais. Il vous doit de l'argent ? Je le savais bien qu'il était toujours fouré dans de mauvais coups, l'avait bien la tête à ça ! Ah ça, c'était pas la dame d'avant qui aurait posé des soucis pareils hein, elle était toujours très...
- Vous l'avez vu dernièrement ou pas ?!
- .... très calme. Euh... Non, je l'ai pas vu depuis plusieurs jours, c'était assez calme ces temps-ci. J'aime autant vous dire que quand il est là il nous met sa musique de sauvage...

Pas le temps de l'écouter finir de déblatérer ses conneries. J'ai reculé d'un pas et j'ai foutu un violent coup de pied juste à côté de la serrure. Le bois a volé en éclats, la porte a claqué contre le mur, et je suis entré en courant.

- JAKE ! JAKE !

J'avais la trouille, vraiment la trouille.

GET UP

If you search for tenderness
It isn't hard to find
You can have the love you need to live
But if you look for truthfulness
You might just as well be blind
It always seems to be so hard to give

"Prend un bain !"

C'est un conseil que j'entends de plus en plus... Petit souci, il n'y a pas de baignoire à la caserne. Si au départ, je me disais que c'était une manière de me dire de me détendre, plus ça va, plus je me dis que mon hygiène corporelle est sans doute en jeu vu la répétitivité de la demande. Je me rends donc chez mémé et je me rends compte aussi que je n'y suis pas allé depuis très longtemps.

J'expire quand je trouve tout ce que j'ai laissé en plan, un ordinateur vidé de sa batterie, un bouquin à moitié ouvert, un sandwich qui n'a même pas été fini d'être préparé. Oh oui, je me suis barré très vite d'ici, la dernière fois. J'envisage pendant un instant, et me dis que le bain d'abord serait sans doute mieux. Je ne prends jamais de bain, je n'en ai jamais réellement vu l'intérêt, rapidement, je m'ennuie, et plus rien ne va... En plus, je suis seul...

Mais bon, un conseil est un conseil. Je me pourvois donc de savon, fais couler l'eau chaude, et place le casque sans fil sur mes oreilles avec délice. Enfin, je me plonge dans l'eau. Ce n'est pas si agréable que je l'aurai cru, mais on va dire que j'aurais fait l'effort. Dans mes oreilles, la musique des années 80 se donne et essaie vainement de me tirer un sourire.

Naturellement, je n'entends absolument rien des coups sur la porte de mémé, je n'ai même pas envie de penser à ce qu'il y a à l'extérieur. Je regarde mes mains et les replonge dans l'eau.

C'est alors qu'une musique dont j'avais presque oublié l'existence.

Honesty de Billy Joel.

Je grogne, essaie de passer à la suivante. Putain, non ! Pas la moralité sur les soi-disant vertus de dire ce que l'on pense, et encore moins pour être un argument de séduction. Je ne trouve pas le bouton pour passer à la suivante sur mon casque, alors, furieux, je le balance à travers la pièce. C'est alors que j'entends un craquement assourdissant, un cri, et mon corps entier se tend, entier, oui, et l'eau se trouble instantanément.

Voilà, c'est la fin de Jake. Adieu les amis ! C'était sympa pour le temps que ça a duré.

Je me lève, glisse sur le carrelage, tombe à la renverse, et abandonne toute idée de paraître impressionnant... De toute façon, le ridicule ne tue pas... donc je suis un peu un immortel ! Non ?

"Aïeuh..."

À peine entré dans l'appart', j'entends un grand bruit, comme quelque chose de lourd qui tombe par terre. Je me précipite vers l'endroit d'où ça vient, apparemment la salle de bain. Par terre, y a Jake, à poil, plein de flotte et l'air dans le coltar. À côté de lui y a un casque audio qui diffuse de la musique, un peu fort. C'est pour ça qu'il ne me répondait pas ?

Je m'avance rapidement en faisant attention où je marche. Si je glisse aussi et que je me vautre sur lui, je pourrais le tuer sur le coup. Je vérifie rapidement l'état de son corps. Pas de blessure on dirait, ou alors rien de très sérieux. J'attrape son menton et j'essaie de regarder sa tronche, pour voir s'il aurait avalé des merdes, mais il a l'air réactif. Pour être sûr, je le chope par les épaules et je le secoue un peu.

- JAKE ! Hé, Jake ! Ça va mec ? Qu'est-ce qui t'arrive ?

Il a l'air en bon état. Subitement je réalise que j'entends une respiration derrière moi. Je me retourne, y a le voisin qui nous reluque, la mâchoire pendante.

- ' pouvez rentrer chez vous, y a rien à voir ici ! que j'grogne.

Il fait demi-tour rapidement et se barre dans son appart'. Chuis sûr qu'il écoute tout à travers la porte. Bah, pour l'instant j'ai plus important à faire. Je tends une serviette à Jake, mais je reste quand même près de lui. Je m'en bats les noix qu'il ait la nouille à l'air, s'il perd connaissance et qu'il commence à tomber, je veux pouvoir le choper au vol. Mais non, il a l'air vraiment bien, juste... un peu secoué quoi.

Ouais, en fait techniquement si j'devais résumer, j'ai défoncé sa porte, j'lui ai fait la peur de sa vie, et là il se retrouve à poil en public après une bonne gamelle. Ça fait un peu lourd comme soirée.

- Désolé p'tit, j'ai... J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose, et j'ai un peu paniqué...

Putain pis faut que j'rachète une porte maintenant. Merde, ça va douiller sévère... Je ramasse le casque qui continue à jouer sa musique et je lui tends.

- Tu devrais pas prendre un machin électronique quand t'es dans le bain, c'est un coup à avoir des problèmes.

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Oh bordel. Il avait l'air déjà balèze dans la salle de sport et à côté d'un sac de frappe, mais dans cette salle de bain, il a l'air d'un adolescent dans une cabane pour enfant. Il me prend comme si je ne pesais rien (ce qui a un côté à la fois vexant et rassurant) et se met à me secouer un peu. Ah tiens, c'est nouveau ça.

"Sava..."

... Enfin je crois ? Oui, je vais bien. Je n'ai pas la tête qui tourne, je peux déglutir, je vais faire le test de lever les bras au ciel et de dire une phrase compliquée accompagnée d'un calcul mental quand j'aurai recouvert mon intimité avec quelque chose. Oh ! Salut voisin ! Je lui fais un signe de la main. Hector le vire sans aucune politesse. Wow. Il a réellement quelque chose d'un peu effrayant, non ? Vu la vitesse à laquelle le voisin décampe. Hey ! J'aurais pu réellement en train de me faire agresser !

Bon, peu importe.

Je regarde mon ami.

"Est-ce que je peux m'habiller, s'il te plaît ?"

Il me tend une serviette et je la mets rapidement autour de ma taille en grommelant un "merci". Je m'attendais à des excuses, mais pas à celles-là. Je m'arrête à mi-chemin de coinçage de pan de serviette à la taille pour regarder Hector.

"Tu pensais qu'il m'était arrivé quoi ?"

Bordeeeeel ! Des mois et des mois tout seul, et le seul qui pense à moi au point de... Je me penche un peu. Oui, il a bien défoncé ma porte, et une partie des montants aussi... au point de commettre quelque chose de totalement illégal... Et c'est LUI qui pense à moi ? Hector ? Mon coach en défonçage de sacs remplit de sable, celui qui est témoin de l'évacuation de mes pires frustrations du monde ? Celui auquel j'aurais sans doute le moins pensé ? Celui qui ne va pas avoir l'audace de me reprocher mon silence, d'ailleurs, et pourtant, je me sens coupable.

...Une idée me traverse l'esprit : Mémé aurait bien kiffé qu'un mec comme ça défonce sa porte d'entrée pour la rejoindre dans le bain. C'est pour toi, Mémé !

Oui, je me suis cogné la tête.

"Oh, t'inquiètes. Dans le pire des cas, le machin électronique ne fonctionnera plus."

Une fois la serviette un peu mieux nouée, je pose une main sur l'épaule d'Hector, Hector dont je ne connais rien, ni la situation familiale, ni le nom de famille, ni la date d'anniversaire, ni... Oh sheep... la position sexuelle préférée.

"Je vais pas te mentir, ça va pas fort. Mais ça m'fait très plaisir que tu sois là. Ça te dirait, une soirée pizza-soda-film de ninja ? Je me suis un peu laissé aller ces derniers temps, mais je vais un peu mieux maintenant. Et toi, comment tu vas ?"

D'une poussée sur sa monstrueuse épaule, je le guide jusqu'au salon où ça glisse un peu moins. Ici, on sera un peu mieux, malgré la présence du cadavre de la porte. On dirait celle de Boo dans Monstre and cie !

Bon, ben l'a pas l'air trop amoché, c'est d'jà ça. Par contre j'm'attendais pas à c'qu'i' m'réponde honnêt'ment. Pourquoi i' va pas fort le p'tit ?

Par contre i' jacte toujours autant. Sans que j'm'en rende compte, i' m'a d'jà emm'né dans l'salon et m'parlant de pizza et de ninja. De quoi qu'i' cause là ? Faut lui r'connaître ça, i' récupère vite le bonhomme. J'ai pas l'temps d'réfléchir que me v'là assis dans l'canap'.

- Ça va, ça va... J'aim'rais bien qu'la salle marche mieux, passke c'pas fastoche tous les jours niveau pognon, tu vois. 'reusement que j'dors dedans, ça m'fait un loyer en moins. Mais y a des fois, c'est dur. T'as bien vu quand tu t'pointes, y a d'la place dans l'vestiaire hein.

Pourquoi qu'j'y raconte ça moi ? J'ai pas envie d'étaler ma vie, ça va juste le fout' mal à l'aise. En même temps pour une fois qu'y en a un qu'a pas l'air d'vouloir m'en coller une dès qu'i' m'croise, j'vais pas m'plaindre. Du coup j'm'installe un peu, j'profite. Je m'suis fait du mouron, les jours à v'nir vont être chauds, alors autant essayer d'passer au moins une bonne soirée. Pis apparemment, chuis pas l'seul à en avoir besoin.

- Tu m'parlais d'pizza j'crois ? Ça m'tente bien. Y a moyen qu'tu m'en prennes une qui arrache bien ? J'aime bien quand ça brûle la gueule.

J'regarde sa collection d'films. Ah ouais mais il était total'ment sérieux avec son histoire de ninja là... L'Éxécuteur Défie l'Empire du Kung-Fu ? Hitman le Cobra ? Golden Ninja Warrior ? Diamond Ninja Force ? Flic ou Ninja ? J'aurais jamais pensé qu'y avait autant d'films de ninja.

- Tu conseilles quoi pour l'film du coup ? J'en connais aucun.

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Il me regarde, mais pas comme quand je m'entraîne, pour de vrai. Je sais pas ce qu'il détecte à me regarder comme ça, certainement pas ma posture ou mes enchainements. On dirait plus le regard d'un père qui est autant là pour veiller que pour signifier "je veille sur toi"... Je me suis bien cogné le crâne, visiblement.

"Fait des journées portes ouvertes et... Oh... ouvre ta salle aux enfants, genre le mercredi ou le samedi après-midi. Donne-leur des cours pour 'les défouler et leur apprendre le respect', je te garantis que tu auras pas mal de clients... Donne aussi des cours d'auto-défense aux femmes aussi. Je pense que rien que le fait d'avoir un allié tel que toi dans leur entourage leur permettraient de mieux s'en sortir dans leur vie."

Absolument insensible à son aura menaçante, je dis tout ce qui me parle par la tête et qui me paraît être une bonne idée.

"Par exemple, je connais une femme, une masseuse, elle se fait emmerder dans son salon par des gens qui confondent 'masseuse' et prostituée' et qui..." je regarde à nouveau la porte "... lui défoncent sa porte tout le temps... Bref, elle ne vit plus, toujours en alerte. Tu veux que je lui parle de toi ?"

Je le laisse se mettre sur le canapé et vais chercher mon téléphone pour commander des pizzas. J'ignore si Hector sait que je suis vegan, mais celles que je commande (aux lardons et au fromage, le tout végétal) va sans doute ne pas même l'interpeller. J'en demande une autre, tomates, poivrons, piment, merguez veg... et le tour est joué.

"C'est fait, chef."

Alors voir la tête d'Hector se contracter au moment où il lit les titres des livres est impayable. Ouais, ma collection de films chelous et de films pornos est là. Ici au moins, personne ne peut me juger.

"Eeeeuuuuuhhh... Tu veux rire un coup ? Je te conseille Diamond Ninja Force." Je lui fais un speach sur la filmographie particulière de Godfrey Ho juste pour qu'il comprenne bien l'univers dans lequel il a posé le doigt. Celui du mauvais film, du TRES mauvais film. "Les pizzas arrivent d'ici 10 minutes." les joies de la vie à Montréal. "Vais m'habiller encore mieux, je reviens."

Ici, je n'ai pas réellement beaucoup de fringues, mais j'enfile mon kigurumi mouton spécial "ça ne va pas fort" et je regarde la porte avantt d'abandonner l'idée de la replacer sur ses gonds pour le moment.