Frank a un petit sourire quand elle lui répond avec amabilité. Son petit sourire charmeur. Il est bel homme, il le sait, et souvent il en joue. Mais là, ça ne sert à rien, elle ne peut pas le voir. Tant pis. Il la gratifie d'un grand sourire en lui répondant. Cela peut sembler inutile en la circonstance, mais le jeune homme a appris très tôt qu'un sourire "s'entend". C'est particulièrement flagrant au téléphone. Aussi ne se permet-il pas de sortir du rôle, même superficiellement. S'il pouvait se sectionner un bras (sans douleur) pour coller au personnage, en ayant la certitude qu'il repoussera plus tard, il le ferait. Il regrette une seconde de ne pas se changer en axolotl, mais retourne rapidement à la situation présente.

- Ravi de vous rencontrer Hiba. Ça va très bien maintenant, je vous remercie beaucoup.

La laisser s'inquiéter pour lui et prendre soin de lui n'est pas désagréable, aussi en joue-t-il un peu. Et puis il compte un peu sur le syndrôme de l'infirmière pour avoir peut-être une chance de l'inviter à prendre un verre en sortant d'ici. Quand elle se tourne vers les autres pour leur expliquer comment elle vit sa condition d'aveugle, il l'écoute attentivement. Tous ses sens sont tendus, tout son esprit est concentré, pour essayer de capturer au mieux l'intégralité du moment. Il y a ce qu'elle dit, bien entendu, mais pas que. Il s'attache à saisir aussi son intonation, ses pauses, sa voix, ses gestes, il essaie de mémoriser pour pouvoir recopier tout ce qu'elle dit et tout ce qu'elle ne dit pas. C'est pour ça qu'il est venu, et si Frank est un peu joueur, il reste un professionnel avant tout.

Il s'attendait à un discours un peu plus misérabiliste, mais Hiba semble faire preuve d'une grande force, d'une grande détermination, et être parfaitement raisonnable en la circonstance. Il ne lui est jamais venu à l'esprit qu'un chien d'aveugle reste un chien, et qu'il faut donc s'en occuper, mais elle qui doit compter sur lui au quotidien a fait l'effort de ne jamais l'oublier. C'est plutôt admirable, considérant comme il aurait été facile dans sa position de compter sur son animal - Roméo, semble-t-il - comme sur un objet quelconque. D'ailleurs, à l'en croire, elle ne compte même pas totalement sur lui. Il l'aide, certes, mais elle pourrait faire sans. La situation fascine Frank, qui n'en perd pas une miette et se jure de réutiliser tout cela quand il devra passer son audition. L'aveugle qu'il interprétera, ce sera Hiba, tout simplement.

En moins mignon, peut-être. Parce que, on ne va pas se mentir, il trouve la jeune femme particulièrement jolie. Son tempérament et sa douceur la rendent un peu sexy à ses yeux. S'il y a bien une qualité qui a toujours fait craquer Frank, c'est bien la gentillesse et la dévotion aux autres. Sa mère était un peu comme ça. Il laisse Hiba terminer son discours, puis se penche vers elle.

- C'était admirable, ça m'a beaucoup touché. Votre force dans le handicap est très inspirante. Excusez-moi, je suis peut-être un peu trop entreprenant, mais j'aimerais vous inviter à prendre un verre à l'occasion si vous me le permettez. Pour faire votre connaissance.

Il regarde Roméo, sagement couché aux pieds de sa maîtresse.

- Et puis j'aimerais bien connaître Roméo aussi, il a l'air adorable ! Ça fait combien de temps que vous l'avez ?

Existe-t-il un moyen plus facile de s'attirer la sympathie d'une personne qu'en étant gentil avec son animal de compagnie ?

Frank sourit à l'approbation de Hiba. La première étape est franchie, c'est une bonne chose. Il décide de se faire un peu oublier pour le moment et écoute patiemment les gens raconter leur vécu, leurs difficultés au quotidien, leur détermination. Il n'en perd pas une miette, prend des notes mentales, tout cela le fascine. Au bout de quelques temps, lorsqu'il semble que chacun se soit exprimé comme il le souhaitait, l'organisateur reprend la parole avec le sourire.

- Bon, je pense que nous allons nous en tenir là pour ce soir, nous nous retrouverons ici la semaine prochaine pour ceux que ça intéresse. Merci à tous de votre participation, et merci à Guillaume d'être venu nous écouter, j'espère que tout ça t'aura permis d'y voir plus clair.

Plusieurs personnes se mettent à rire de bon cœur à la plaisanterie, y compris Frank qui surenchérit.

- Tout à fait, je vous remercie de votre main tendue, vous m'avez donné un sacré coup de pouce. Pour un peu je vous applaudirais !

Plusieurs rires à nouveau, Frank se lève de sa chaise en même temps que les autres, le sourire aux lèvres. L'ambiance est très sympa ici, il s'attendait à bien plus misérabiliste. Il se retourne alors vers sa charmante voisine, le ton un peu malassuré.

- Il n'est pas très tard, si vous voulez on peut aller prendre ce verre maintenant. À moins que vous préfériez une autre fois ? Vous êtes peut-être un peu fatiguée après tout cela.

Il tend le coude droit dans sa direction. Bon, du coup on va dire que c'est le bras gauche qui est mutilé.

- Est-ce que je peux vous offrir mon bras pour vous aider ?

Il se doute qu'elle n'en a absolument pas besoin, elle se débrouille très bien toute seule le reste du temps, pourquoi aurait-elle subitement besoin d'aide maintenant ? Mais c'est pour le geste, pour la galanterie. Et puis ça donne l'occasion de plaisanter à nouveau, pour essayer de susciter son intérêt.

- Mais ne me le perdez pas hein, c'est le dernier qu'il me reste, dit-il en riant.

Lorsque la jeune femme prend son bras en souriant, le visage de Frank s'éclaire. Ça semble plutôt bien engagé cette histoire ! Il la mène doucement par les couloirs vers la sortie, en se retenant de lui indiquer chaque virage, chaque marche, chaque porte. Elle se débrouille seule avec son handicap depuis des années, pourquoi aurait-elle subitement besoin d'un guide maintenant ? D'autant que Roméo semble très bien assumer ce rôle, il est très attentif à ses déplacements et à sa maîtresse. En repassant devant l'accueil, la jeune femme qu'il a vue en arrivant les salue.

- Au revoir madame, au revoir Docteur !
- Oui, au revoir... dit-il d'un ton qui se veut à mi-chemin entre celui, condescendant et sûr de lui, du docteur qu'il a prétendu être en arrivant, et celui, doux et mal assuré, du mutilé de guerre qu'il prétend être désormais.

Une fois dehors, Frank se tient aux aguets. La réceptionniste a bien failli lui griller sa couverture, il va falloir faire attention à aller dans un endroit où il n'y a pas trop de monde, pour qu'une chose pareille ne se reproduise pas. Heureusement, l'imagination du jeune homme est fertile, particulièrement quand il s'agit de monter un bobard.

- Pas d'idée précise, mais je vous avouerais que je n'ai pas envie de voir du monde, juste vous et Roméo, si vous le voulez bien. Est-ce que vous aimeriez que nous prenions deux boissons à emporter quelque part, peut-être quelque chose à grignoter, puis que nous allions nous installer sur un banc dans un parc ? J'ai très envie de discuter avec vous loin du bruit de la foule.

C'est l'un des avantages d'une ville comme Montréal : il n'y a jamais très loin avant de trouver un parc, et encore moins avant de trouver à manger et à boire. Ça ne peut qu'être une belle journée.

Frank élude rapidement la question d'un ton désinvolte.

- Non, je l'ai juste croisée en entrant ici tout à l'heure. Mais elle est très aimable.

L'idée du repas pris dans le parc semble plaire à Hiba. Frank est sur le point de saisir son téléphone dans sa poche, quand il se souvient qu'il n'est censé n'avoir qu'un bras. Il demande alors doucement :

- Excusez-moi, il faudrait que je vous reprenne mon bras, j'aimerais prendre mon téléphone pour nous trouver un coin sympa.

Une fois sa main libre, il récupère son téléphone dans sa poche, le déverrouille, et commence à chercher les restaurants proches, tout ça sans jamais utiliser son bras gauche. La manipulation n'est pas facile, il n'a pas l'habitude d'utiliser l'appareil d'une seule main, mais il finit par y parvenir. Au bout de quelques secondes de recherche, il annonce fièrement :

- Alors, il y a un petit fast-food pas loin situé juste en face d'un parc, si ça vous dit ? Ce serait l'idéal.

Il lui tend à nouveau le bras droit, et il l'emmène doucement à travers quelques petites rues, pour déboucher sur une enseigne de restauration rapide à emporter. Il lit la carte à Hiba et la laisse passer sa commande, puis il demande à son tour un hamburger à la sauce curry qui lui fait bien envie. La commande se chiffre à 30 CAD tout rond, service inclus, mais ça n'empêche pas Frank de tendre un billet de 10 et un de 20 en disant noblement :

- Gardez la monnaie !
- Mais ... ? Monsieur ?

Mais déjà ils sont repartis, bras dessus bras dessous, le sac dans la main de Frank, pour se poser un instant sur un banc au calme. Les arbres les cachent du regard des passants, et les coupe également des bruits de la ville. Le parc est plutôt tranquille en cet instant, personne à l'horizon, il n'y a pas qu'eux. Il distribue le contenu du sac doucement, une chose à la fois, en n'oubliant pas de ne jamais utiliser son bras gauche. Heureusement, il a pris soin d'assoir Hiba à sa droite, ainsi aucun mouvement malencontreux ne pourra le trahir. En déballant (péniblement) son hamburger, il demande :

- Est-ce que je peux donner un morceau à Roméo, ou c'est déconseillé pour lui ? D'ailleurs, vous voulez goûter le mien ?

Il lui met le hamburger dans la main et la laisse en prendre un morceau. Tandis qu'elle lui rend, il s'exclame :

- Au curry, c'est original, mais j'adore ça. J'y ai pris goût quand je faisais de l'humanitaire au Pakistan. Un très beau pays, qui ne suffit malheureusement pas à effacer les souffrances de cette population.

Pourquoi faut-il toujours qu'il en rajoute alors que chaque mensonge le rapproche du moment où il sera démasqué, Frank n'en sait rien. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il adore ça, surtout s'il peut éveiller l'intérêt de la jeune fille assise près de lui.

À la question sur son handicap, Frank préfère répondre évasivement pour ne pas risquer de s'enfoncer dans un mensonge compliqué.

- C'est encore un peu récent, ça fait quelques mois. Je ne me suis pas encore totalement habitué.

Le moment au parc se déroule pour le mieux. La jeune femme semble apprécier le sandwich que Frank a pris. De son côté, il goûte un morceau de celui d'Hiba. Le kebab est assez classique, mais il apprécie toujours ça.

- Très bon ! Il faudra se souvenir de l'endroit pour pouvoir y revenir, c'est vraiment très sympa.

Petite tentative de tâter le terrain. Frank se demande s'il va provoquer un "ce serait super" ou un "on n'est pas obligés qu'il y ait une prochaine fois". À voir. En attendant, il répond à la question que lui pose sa charmante compagnie. Une belle occasion de se faire mousser.

- C'était il y a quelques mois, 7 ou 8 je crois. Je me sentais un peu inutile, un peu privilégié, et je me disais qu'il était injuste que je mène une vie aussi confortable quand d'autres souffrent juste pour se nourrir. Alors je suis allé proposer mes services à une association qui essayait de construire des puits dans des pays défavorisés. C'est comme ça que je suis parti pour le Pakistan. J'y suis resté quelques semaines, pas beaucoup, mais on a fait ce qu'on a pu pour construire quelque chose de bien, pour les gens vous voyez. Et puis un jour, quand j'étais tout au fond du trou pour creuser, la terre a commencé à s'effondrer autour de moi. Le puit n'était pas stable, on ne s'en était pas rendus compte. Je suis remonté le long de l'échelle le plus vite possible, mais en glissant la terre a dégagé un gros rocher qui est tombé sur mon avant-bras gauche et m'a tout broyé, les os, les muscles, tout. On m'a dégagé du puit en urgence et j'ai été pris en charge par un hôpital, mais malheureusement le temps d'y arriver, il était trop tard. On m'a amputé avant que le membre ne pourrisse et ne contamine le reste du bras.

Il regarde devant lui et hausse un peu les épaules.

- C'est comme ça. Je savais que je prenais un risque en y allant. De toute façon je m'en sors plutôt bien, en termes de risques je m'attendais à pire. Au moins je suis encore vivant. Après ça ils ne voulaient plus que je reste, il faut dire que je ne pouvais plus aider grand-monde. Alors je suis rentré à la maison, pour ma convalescence. Je ne regrette rien, mais je dois dire qu'il y a des jours où j'ai du mal à m'y faire.

Il tend la main vers la tête de Roméo pour une petite caresse entre les oreilles.

- Et vous alors Hiba ? Je vous ai entendu dire tout à l'heure que vous étiez née avec votre cécité. Est-ce qu'il y a eu une période d'adaptation un peu compliquée ?

Normalement, il a atteint son objectif, c'est-à-dire susciter de la compassion. Maintenant, il veut être un interlocuteur attentif, s'intéresser à elle et à ce qu'elle a à dire. Pour le moment, le bobard tient bien le coup, et il espère que ça va continuer comme ça.

Hiba s'inquiète de son état, ce qui fait sourire Frank. Ça lui fait du bien de savoir que quelqu'un l'apprécie suffisamment pour se faire du souci pour lui.

- Oui, ne vous en faites pas. J'essaie de toujours rester optimiste, quoi qu'il m'arrive !

Ce qui est facile quand on triche tout le temps pour que le sort soit en sa faveur. Essayer de faire la cour à une jolie jeune femme, c'est difficile. Essayer de faire la cour à une jolie jeune femme qui est persuadé que vous êtes handicapé après avoir fait un acte altrusite, c'est déjà nettement plus simple. Frank aime bien prendre des risques, il le fait au quotidien, mais il aime bien aussi optimiser ses chances de réussite, quitte à ne pas être entièrement honnête.

Au moment où Hiba lui parle de prothèses, l'esprit de Frank ne fait qu'un tour. La réponse fuse de ses lèvres avant même qu'il ait eu le temps de se demander si c'est bien malin.

- Vous avez totalement raison. Pour les prothèses, j'ai eu une idée. Quand j'étais plus jeune j'ai travaillé quelques temps dans un institut de recherche en robotique, en Allemagne. Du coup pendant mon temps libre à l'hôpital, j'ai travaillé sur des plans pour une prothèse assez perfectionné. Je crois que je suis arrivé au bout, mais maintenant il faut que je passe à la conception pour les premiers tests. Du coup je ne vais pas pouvoir le faire moi-même, mais j'ai pu en discuter avec un ancien collègue, un ingénieur franchement doué. Normalement j'ai mon premier prototype dans un mois, et je pense qu'après quelques ajustements j'aurai le modèle final dans deux-trois mois environ. J'ai voulu un modèle très robuste, léger, et j'ai ajouté deux-trois gadgets pas trop compliqués qui pourraient s'avérer utiles. Basiquement c'est un ordinateur type smartphone, mais très puissant. Ça devrait m'offrir pas mal de possibilités, notamment pour du contrôle d'appareils à distance, du hacking, un GPS, etc. Rien de très foufou, mais du pratique quoi.

Il invente au fur et à mesure qu'il parle, en essayant de ne jamais se laisser trop emporter. Il envisage un moment de parler de laser, de missiles, d'arme à feu, mais il se dit que d'une part ça a peu de chances de plaire à une femme, et d'autre part ça risque de faire vraiment trop gros comme bobard. Mieux vaut rester raisonnable. Le bras robot-ordinateur, c'est déjà bien. Il écoute attentivement quand Hiba parle de ses expériences passées. Ça n'a pas du être simple tous les jours, se dit-il.

- Oui, je comprends. Ce n'est déjà pas un moment facile dans une vie, mais alors quand on se démarque autant de la masse, j'imagine que ça doit être encore pire. Comme on dit, c'est toujours le clou qui dépasse qui se fait taper dessus. J'espère qu'aujourd'hui ça va mieux. Vous faites quoi dans la vie ?

Il a beau chercher, Frank ne voit pas de métier qui soit particulièrement adapté aux aveugles. Ou alors pour des travaux dans le noir, peut-être ? Ce qui signifie que soit il y a des métiers qui s'y prêtent, soit Hiba doit composer avec un métier pas du tout adapté à sa condition, soit elle n'a pas d'emploi. Deux de ces solutions semblent pénibles, et la troisième semble peu probable. Frank se demande un instant si emmener la conversation sur ce terrain était une bonne idée.