En sentant la prise de Hiba se raffermir sur ses mains, et en voyant son visage se durcir, Frank eut un instant d'inquiétude. Allait-elle bien ? Est-ce qu'elle avait été blessée ? Ce ne fut qu'en l'écoutant qu'il comprit son erreur. Zut ! Voilà pourquoi il fallait pleinement incarner un personnage, plutôt que simplement faire semblant : pour éviter de sortir du personnage par inadvertance. Il hésita un instant sur la réponse à lui apporter :

1 - "IL A REPOUSSÉ ! LOUÉ SOIT LE SEIGNEUR !"

Non, les risques de claque dans la tronche étaient assez élevés.

2 - "Héhéhé, c'est pas ma maaaaain...."

Encore pire. Coup de taser dans les testicules presque garanti.

3 - "Je peux tout vous expliquer..."

Très moyen et déjà-vu, mais de toute façon il commençait à manquer de temps, son silence devenait beaucoup trop long. Alors en désespoir de cause, son cerveau pris l'option par défaut.

- Je...... peux tout vous expliquer.

Ça commençait assez mal, mais peut-être qu'en se montrant honnête il pouvait rattraper le coup ?

- En fait j'avais besoin d'un aveugle...

OK, donc on va recommencer hein ?

- Pardon.... Je suis perturbé, je m'exprime mal. Je vous explique : en réalité je m'appelle Frank, je suis acteur. Je dois préparer une audition pour un rôle d'aveugle, mais je ne voulais pas me contenter de faire un aveugle cliché comme les personnes valides se le représentent, je voulais interpréter au mieux un vrai aveugle, alors je devais venir en observer. C'est pour ça que j'étais à la réunion. Ensuite je vous ai vue, vous m'avez plue, et... je ne sais pas, j'ai voulu essayer d'être quelqu'un qui vous ressemble un peu, pour que nous puissions nous rapprocher. Après je me suis laissé empêtrer dans une toile de mensonges. Je vous demande sincèrement pardon.

Une fois son plaidoyer terminé, Frank attendit sa sentence. Allait-il prendre une gifle ? Allait-elle partir sans un mot ? Appelerait-elle des copains bikers aveugles pour lui casser la gueule ? Il le saurait au prochain épisode. To be continued...

En écoutant Hiba se fâcher, Frank se sentit un peu rassuré. À priori, pas de main dans le visage, c'était toujours ça de gagné. Il se retint de faire une remarque comme "mais justement, je ne voulais pas entendre ce que des aveugles diraient à un pas-aveugle, je voulais entendre ce que des aveugles se disent entre eux", parce qu'il sentait que ça n'aurait probablement pas l'effet escompté. Elle était en colère, et plutôt légitimement, alors il préférait faire le dos rond et attendre que la tempête passe. Et effectivement, au bout d'un petit instant à l'écouter, elle finit par s'apaiser un peu.

- Je te remercie. Je te promets d'être plus honnête la prochaine fois. Et je te présente encore mes excuses.

Tiens, ils étaient passés au tutoiement ? Frank n'y avait pas fait attention, il s'était juste placé sur le même registre que son interlocutrice, par réflexe. Mais apparemment, leur relation avait franchi un cap. Comme quoi il n'y avait pas QUE des inconvénients à mentir honteusement en se faisant passer pour un handicapé. Bon, bah puisque leurs rapports avaient évolué...

- Du coup je me présente, je m'appelle Frank D'Andrésy, je suis acteur professionnel pas hyper hyper sollicité, tu ne m'as probablement pas vu au cinéma mais c'est pas à cause de ta cécité, c'est parce que j'ai juste fait un peu de figuration, et j'ai tendance à en faire des caisses en général, particulièrement quand je suis nerveux...

Petite rétrospective de tous les mensonges qu'il lui avait dit, pour vérifier qu'on n'oublie rien... Ah, bah si...

- ...eeeeeet j'ai menti sur mon identité à la dame à l'accueil du centre, je n'ai jamais fait d'humanitaire au Pakistan, je n'ai jamais travaillé dans un institut de recherche en robotique en Allemagne, je n'ai pas conçu de prothèse robotique, je n'ai jamais vendu de brevet pour des robots d'aide à la chirurgie de précision, je ne suis pas hackeur, je n'ai jamais déverrouillé une voiture à distance pour faire sortir un chien.... et tout à l'heure quand j'ai dit "gardez la monnaie" au vendeur en fait c'était pour faire mon intéressant, y avait pile le compte dans ce que je lui ai donné.

Bon ? Il ne manquait plus rien, à priori ? Frank se sentait à la fois étrangement bien, et gêné. Il avait la sensation d'être libéré d'un gros poids, mais aussi d'être nu. Un mélange de soulagement et d'embarras. Il était peut-être temps de dévier la conversation sur autre chose que lui.

- Maintenant que je vous ai tout dit, est-ce que je peux t'inviter à prendre un verre, Hiba ? En tout bien tout honneur, je le jure. J'ai vraiment envie d'apprendre à te connaître. Pas l'aveugle, mais la personne.

Elle n'avait vraiment, mais alors vraiment pas l'air contente du tout du tout. Frank restait sur ses gardes, car il anticipait déjà que la main d'Hiba puisse s'envoler subitement pour venir s'écraser dans sa tête. Elle ne semblait pas vraiment violente, mais son petit numéro semblait l'avoir exaspérée. Toutefois, elle resta calme et se contenta de poser une question, à laquelle Frank réfléchit un instant.

- Euuuuuh..... plus ou moins tout le temps, en fait. Parfois c'est pour m'amuser, parfois c'est pour préparer un rôle, mais la plupart du temps je ne fais même pas exprès. Je réponds sans réfléchir, et je m'aperçois après que j'ai dit n'importe quoi. Et là il est trop tard pour me raviser, alors je continue. Et comme je n'aime pas trop quand il y a un blanc dans la conversation, j'ai tendance à meubler en imaginant quelque chose, n'importe quoi. En général, c'est assez drôle...

Il jeta un œil au visage de la jeune femme, qui ne semblait pas partager son appréciation de la situation.

- .... en général. Enfin bref, je suis désolé, sincèrement.

Il scruta son visage tandis qu'elle semblait réfléchir à la suite des évènements. De son côté, il se demanda comment ça ferait de faire des grimaces maintenant, en sachant très bien qu'elle ne le verrait pas, hésita à essayer pour vérifier si c'était amusant ou assez nul, et finalement décida qu'il avait assez fait d'idioties pour aujourd'hui. Une prochaine fois, peut-être. Finalement, Hiba reprit la parole et l'emmena non loin, dans un bar qu'elle connaissait. En entrant, Frank pensa immédiatement que s'il devait faire l'imbécile, c'était quand même beaucoup plus drôle de le faire dans un endroit où la personne qui l'accompagnait était connue. Il conduisit Hiba jusqu'à une table pour qu'elle s'installe, se laissa tomber lourdement sur une chaise, et lança avec un accent indéfinissable mais exagérément prononcé :

- OHÉ MON GÔ ? SERS-NOUS DONC VOÉR UN VERRE EDE C'QUE T'Ô D'PLUS COSTAUD, TU S'RAS BIEN AIMAB' !

Il se pencha alors vers Hiba pour murmurer :

- Désolé, j'ai pas résisté. Mais techniquement je n'ai pas menti là. Je t'avoue que je suis curieux de savoir ce qu'il va nous ramener, et comment il va se comporter. C'est un peu marrant à voir, non ?

Lorsque le serveur arriva, avec sur le plateau deux verres dont la contenance et l'odeur indiquaient qu'il s'agissait d'alcool fort, Frank reprit son accent qui faisait rouler les R.

- MERCI BEN, T'ES UN BON P'TIT GÔ, J'T'EN FICHE MON BILLET ! À LA SANTÉ DES GÔ D'LA QUATORZIÈME !

Il leva son verre à la cantonnade, imité par d'autres clients souriants, l'avala d'une traite en réprimant très difficilement une envie de tousser ou de hurler, et se rassit.

- J'ai pas la moindre idée de ce que je raconte. dit-il tout bas à Hiba, des larmes dans les yeux. Honnêtement, c'est un peu rigolo non ?

Donc, Hiba avait des tendances sadiques ? Il vit son air satisfait lorsqu'il avala cul-sec son verre de..... disons de décapant industriel, d'après le goût. Et là-dessus, elle lui en commanda un autre. Il rit un petit peu.

- Ah oui, d'accord, en fait tu m'en veux au point de chercher à me tuer ! Bon, pas grave, j'assume.

Lorsque le second verre arriva, il reprit son accent indescriptible.

- MERCI DON' MON GÔ ! C'EST PÔ D'LA FLOTTE C'TRUC-LÔ ! J'CONNAISSAIS UNE POLONAISE QUI S'EN SERVAIT POUR S'NETTOYER LES TROUS D'NEZ !

Intérieurement, il prit une grande inspiration et souffla un bon coup avant d'avaler cul-sec son deuxième verre. C'était encore pire la seconde fois, mais il se fit violence pour n'en rien laisser paraître. Afin qu'Hiba n'ait pas le temps de lui en commander un troisième, il se tourna vers elle pour discuter, mais il sentait qu'il avait la tête qui tournait et la langue pâteuse.

- C'est vraiment de la triche de m'en reprendre un et de te prendre un café. J'encaisse celui-là, mais maintenant on boit et on mange la même chose, d'accord ? Et compte pas sur moi pour pas te faire de traitement de faveur sous prétexte que t'es aveugle hein. Je vois clair dans ton p'tit jeu. Nan, attends.... Bref, j'voulais dire que j'veux bien jouer à tes jeux, là, mais tu joues avec moi !

Ouh là là, ça commençait à tourner, il devenait difficile de faire une phrase. Ce qu'il fallait, Frank le savait, c'était manger. Ça atténuait les effets de l'alcool. Il se leva, tituba légèrement jusqu'aux menus, en prit un et le ramena à sa table. Il le consulta rapidement puis cria, en oubliant de reprendre son accent :

- PATRON ! ON VEUT ÇA , LÀ !

Il joignit le geste à la parole en désignant sur la carte une ligne. Qui indiquait "Planche de charcuterie des géants (assortiment - 12 personnes)".

Frank regarda, émerveillé, l'assiette se poser sur la table. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas mangé comme ça. D'ailleurs.... Ouais, d'après ses calculs, son compte en banque le lui permettait. Et il avait intérêt à bien en profiter, le prochain repas ne serait pas avant deux jours. C'était ce qui s'appelait brûler le saucisson par les deux bouts.

"Waaah, quelle assiette, tu as vu ça ?! Ah bah nan, j'suis con moi des fois."

Il s'empara d'une tranche de jambon cru et la roula, puis pris doucement la main de Hiba pour la lui glisser dedans.

"Vas-y, il faut que tu goûtes ça, ça a l'air super !"

Il en prépara une seconde pour lui-même et pris le temps de la manger doucement, en savourant chaque seconde du goût un peu salé et fumé sur sa langue.

"CH'vais t'dire un truc", essaya-t-il d'articuler avec sa bouche pleine de charcuterie. "CH'qui nous faudrait avec CHa, CH'est quelque CHoJe à boire."

Il leva la main en les désignant tous deux, Hiba et lui, en lançant bien fort et avec un accent russe très approximatif :

"AUGERBISTE ! Deux vodkas pour moi et petite mademoiselle ! Da !"

Il se pencha vers Hiba en murmurant avec un rire difficilement contenu :

"Il va croire que je suis Russe ! Hihihi !"

Il reprit, un peu plus sérieux :

"Hiba, j'voulais t'dire.... J'suis vraiment vraiment vraiiiiiiiment désolé pour t't à l'heure. Je voulais pas t'blesser, promis juré. En plus j'trouve que t'es une chouette nana."