Ft  @Kenzi Thua

"Pourquoi cela ? J'aime beaucoup le classique aussi. Excellent choix, par ailleurs."

La musique commence à habiller l'habitacle et le chauffeur se recentre sur la route. Il a eu son information, tout ira pour le mieux, j'espère.

"Ce ne sera pas un mal, je t'assure. Je vais contrôler tout cela."

Je laisse Kenzi à son téléphone en regardant le paysage nocturne défiler. Je me rends compte que je n'ai rien avalé depuis un certain temps. Je me dis que, ce soir, rien ne passera sûrement. Je pense que je vais appeler ma querrida, aller me doucher, et essayer de dormir. Tout à mes pensées, je ne me rends pas tout de suite compte que Kenzi me parle.

"T'es repassée au vouvoiement ?" Cependant, je réfléchis à la question sérieusement. "Tu peux parler de moi à qui tu souhaites. Cela me fera très plaisir. Je prendrai soin de ton équipe."

Nous arrivons et je détache ma ceinture de sécurité avant d'aller ouvrir à Kenzi de son côté. Je remercie vaguement le conducteur et ouvre la porte de ma salle de soin avec difficulté. C'est étrange d'y faire entrer quelqu'un comme ça, en dehors des heures d'ouverture.

"Je vais allumer le chauffage, passe dans la salle et allonge-toi sur la table."

Réflexe totalement inutile : j'enfile ma blouse et me frotte les doigts les uns contre les autres. Je grimace au moment où j'allume la lumière. Dans la nuit, elle semble beaucoup plus vive. J'attends que Kenzi s'assoit et je me place derrière elle en posant mes mains sur ses épaules. Alors...

"Dis-moi, cela t'arrive souvent que tes parents te présentent des gens, comme ça ? Et... dis-moi que tu peux refuser, n'est-ce pas ?"

Épaules avec une légère asymétrie, colonne vertébrale infléchie, côtes... côte déplacée, encore.

"Je vais te faire craquer."

Je n'ai pas le choix.

Ft  @Kenzi Thua

De nouveaux patients ne seraient pas de refus. Le seul problème est moi qui ai du mal à me faire de la pub et à accepter plus de huit patients à la journée. Et oui, elle m'avait déjà parlé du fait qu'elle était un mouton noir, mais pas vraiment, qu'elle était une renarde blanche. Une renarde blanche mouton noir, donc.

"Ma petite sœur aurait eu droit aux meilleurs partis, dans ma famille. Quand l'ainé échoue, c'est souvent sur le second que tout retombe."

Je regarde la marque que Kenzi me montre. Elle est longue, et assez en vue. Il lui suffirait de mettre un vêtement qui ne la cache pas pour être immédiatement visible.

"Do you remember all the sounds, when I found you by the lake And how the water seemed to call your name... Je vois. Je te félicite. Il m'est arrivé exactement la même chose, mais je ne peux pas te montrer l'endroit, cela nécessiterait de retirer trop de vêtements."

Je repousse la côte doucement jusqu'à ce qu'elle se remette en place. Effectivement, il faudrait qu'elle lève le pied sur certaines positions. Il faudrait peut-être même qu'elle se mette à travailler à temps partiel ou qu'elle aménage ses horaires.

"Tu n'envisages pas d'avoir ta propre pâtisserie ? Ainsi, tu pourrais travailler comme tu veux. Il faudrait vraiment que tu travailles moins, ou que tu sois moins tendue. Un corset plus serré pourrait te causer quelques problèmes plus grave. Freine un peu, au moins pour les deux prochains mois."

Mes mains se déplacent partout sur son dos. Elle a plusieurs points de tensions. Même son pouce craque de soulagement.

"J'ai pu voir cela. Alors, raconte-moi, qui est cette personne qui porte actuellement ta marque. J'espère que je n'ai pas causé de problèmes entre vous par ma seule présence. Tu penses que tes parents ne l'accepteraient pas ?"

Ft  @Kenzi Thua

Ah oui, la lutte sororale... Comme je connais cela... Et comme je sais ce qu'elle ressent quand elle dit qu'elle préfère laisser à sa sœur la gestion de la perfection. Le problème est que ce rôle n'est pas agréable à porter, il n'est même pas du tout agréable à porter. Pour avoir eu les deux étiquettes, premier ET second, je sais que je préfère encore quand toutes les lumières sont braquées sur quelqu'un d'autre.

"Tu es le concentré le plus agréable qu'il m'ait été donné de côtoyer depuis longtemps"

Elle m'exprime ses difficultés. Malheureusement, c'est une erreur commise très souvent dans ce monde où tout est régi par le business. Ce que je déteste ce mot...

"C'est toi qui vois."

Je continue à remettre ses vertèbres en place les unes après les autres, tranquillement. Je continue à la faire parler pour m'y aider.

"Dois-je comprendre que je suis un privilégié à connaître ce secret ? Comment ta sœur a-t-elle réagi ?"

Ma situation n'est pas différente : j'ai une femme que j'aime, et qui supporte mes excentricités... Une femme qui n'est en aucun cas ce que mes parents voulaient que j'épouse. Devrais-je les mettre au courant de cette situation ? Ce serait sans doute la chose à faire. Ma famille n'est pas celle des Thuas, nous ne pratiquons pas le mariage forcé. Mes doigts arrivent aux cervicales. Je prends la tête de Kenzi entre mes mains.

"Détends-toi..."

Et je replace l'entièreté du crâne et de la nuque en un gros craquement rarement agréable pour le patient. Je fais à peu près le même mouvement que font les méchants dans les films pour briser le cou de leurs ennemis.

"Navré, tout va bien."

J'en arrive aux hanches, qui vont bien, puis aux genoux.

"Comment vous êtes vous rencontrés ? Comment s'est passé le début de votre relation ?"

Ft  @Kenzi Thua

"Je ne suis pas d'accord. Tu as appris à te défendre. Pour moi, c'est précieux. Il suffit que je ne t'attaque pas, que je ne te contraigne pas, et ce n'est en aucun cas mon intention."

Mon sourire tombe un peu. Pourquoi se soucier d'elle et de sa sécurité si elle est l'ainée parfaite des parents ? Elle ne risque rien et n'a pas à payer pour sa sœur, normalement. La famille Thua, les superprédateurs, a toujours été une énigme pour les autres. Comment ils ont fait pour se hisser au rang de dominants, comment ils arrivent à le rester, et que font-ils de leurs membres gênants ? Humains et rejetons illégitimes ? Même dans la famille Pájaro, nous les trouvons excessifs.

"Cela doit être bien d'avoir une sœur sur laquelle on peut compter."

J'émets un petit rire de nez à sa phrase.

"Non, mais ceux de la nuque sont délicats, et proche des oreilles, ce qui fait cette sensation assourdissante. À ce propos, est-ce que tu souffres d'étourdissements, de malaise, ou de perte d'équilibre depuis ton accident ? Tes cristaux d'oreille interne ont été un peu touchés."

La rencontre a le mérite d'être très touchante, et pour le moins originale. Je hoche la tête.

"J'ai rencontré ma chère et tendre ici même. Rencontre classique de la cliente avec son thérapeute. Elle m'est littéralement tombée dans les bras. Pour ma part, je n'ai jamais été éduqué au concept d'âme-sœur, j'ai donc dû tout apprendre."

Je passe aux poignets que j'aimerais regarder de plus près. Mes pouces passent sur ses jointures.

"Et avec ce jeune homme de ton âge, tu as ressenti quoi ? Tu l'as su immédiatement ? Mais tu as raison, garde ce secret pour toi. Je te comprends. Même s'il correspond aux standards de la famille Thua. Cette rencontre est trop précieuse pour en faire un argument."

Même moi, maintenant que j'y pense, je n'ai pas dit à ses parents que j'avais déjà quelqu'un dans ma vie. Ce n'est pas moi qui fais faire la leçon à Kenzi.

"C'est particulier comme sensation... Cette rencontre... ce lien qui nait et dont on ne peut plus se détacher et qui nous manque."

Ft  @Kenzi Thua

"Je dois dire que j'ai fait exactement la même chose. Mais bon, dans mon cas, j'étais déjà le pariât de la famille. Cela m'a effectivement servit pour prendre du recul."

Leur relation a l'air réellement solide et cela me fait avoir un sourire compatissant. C'est mieux qu'elles aient pu compter l'une sur l'autre que de se faire la guerre parce qu'elles étaient trop différentes dans leur manière d'être considérées.

Je la remets en place petit à petit. Les os retrouvent leur place tandis que nous parlons.

"Les âmes-sœurs sont rares, alors avoir deux suprémacistes âme-sœur le sont encore plus. J'imagine que ça a dû être un réel coup de chance, et un important coup de pub pour l'heureux couple."

Elle a commencé par lui marcher sur le pied. Pourquoi je suis-je pas surpris ? C'est amusant parce qu'elle décrit à peu près la même chose que ce que j'ai moi-même ressenti, avec un soupçon d'expérience supplémentaire bien entendu. La différence est que eux étaient en public, avec des témoins. Je me demande ce qui se serait passé si cela avait été le cas pour moi et Camélia. Est-ce que j'aurais seulement osé lui parler ? Non, certainement pas.

"C'est une magnifique manière de voir les choses."

Je rends ses vêtements à Kenzi et lui annonce presque fièrement.

"Voilà, examen de contrôle complète. Nous allons devoir attendre pour une transformation en renard que tes muscles ne te fassent plus mal. Choisis bien l'endroit où tu vas dormir ce soir parce que tu risques d'avoir quelques courbatures. Est-ce que tu veux que je t'y accompagne ?"

... à moins que le chauffeur ne soit encore là, ce qui ne serait pas étonnant.

"Dis-moi, l'homme qui vous conduit, vous appelez ça un 'gorille' aussi ? Non parce que c'est un peu trop végétarien pour vous, non ?"

J'hésite à regarder par la fenêtre et de constater que nous sommes surveillés. Après tout, n'est-ce pas son job de veiller sur la riche héritière ? À présent que l'autre est casée avec son fiancé, ce ne serait pas étonnant.

Ft  @Kenzi Thua

Oui, cela aide grandement.

"C'est un excellent état d'esprit."

Pour ma part, il n'y avait ni positif, ni négatif, il y avait juste ce qui était intéressant, et ce qui ne l'était pas. Cependant, je me doute bien que ce n'est pas la manière de voir de la plupart de tout le monde. Elle refuse mon aide et me propose de rentrer chez moi, comme si elle savait qu'à la seconde où j'allais être seul, j'allais repenser à tout cela, et probablement m'effondrer.

"Je n'ai pas fait grand-chose. J'aimerais t'apporter un peu plus de tranquillité pour tes parents, mais je suis un piètre menteur et je ne tiendrai pas le rôle très longtemps."

Ah tiens, les Molosses. C'est une excellente appellation. J'accompagne ma jeune patiente jusqu'à dehors où je referme la porte à clé. Me voilà prêt à rentrer chez moi.

"Prends ton temps pour ton prochain rendez-vous. Tu n'auras plus mal pendant quelque temps après aujourd'hui."

Pour la suite, Kenzi me pose une excellente question. J'aurais bien répondu qu'elle fasse ce que la convention sociale exige d'elle, mais en réalité, je ne sais pas comment elle a été élevée. On en arrive à mon principal problème : si je réponds la bise, je me demande si elle va croire que je profite assez lâchement de la situation, et si je lui serre la main, est-ce qu'elle ne va pas se sentir un peu exclue ?

"Je n'ai pas de préférences."

Dans ce genre de cas, je choisis toujours la première proposition.

"En Espagne, les connaissances se font plus facilement la bise."

Je me penche sur elle dans cette coutume à laquelle je n'ai pas l'habitude de faire et je me rends soudainement compte de nos différences, notre différence de taille, d'âge, d'aisance, de comportement... Je sais que je suis forcément plus ou moins différent de tout le monde, mais de là à penser à la forcer à cohabiter avec moi pour le reste de ses jours, l'idée ne me plaît pas du tout. En fait, je commence à me dire que la famille Thua est peut-être un peu folle.

"Je te souhaite une excellente fin de soirée, Kenzi. Essaie de bien dormir et de ne pas trop bouger pendant la nuit."

Sa collègue arrive et je lui fais un signe de la main.

Quelle soirée !